Publié le 20 déc 2010Lecture 12 min
Décrypter le sens des chutes
J. DARAUX, P. KOSKAS, O. DRUNAT, Hôpital Bretonneau, Paris
Dans un contexte de chute, appréhender les troubles psychiques rentre dans une démarche diagnostique prédictive. La chute est en effet parfois un signe, parfois un signal. Elle est souvent un symptôme psychique subtil. Cette mise au point inventorie les problématiques en jeu.
La question des démences Troubles cognitifs : risque accru de chute Les troubles cognitifs sont un facteur de risque de chute. En ambulatoire et pour les patients Alzheimer, le risque est multiplié par 3(1) et en institution c’est 2 fois plus de chuteurs chez les déments(2). Troubles de l’équilibre : variables selon l’étiologie Ce risque n’est pas proportionnel à la sévérité de l’atteinte cognitive. La chute peut précéder les troubles cognitifs(3). En fonction des types de démence, les troubles de l’équilibre et de la marche surviennent plus ou moins tôt et de façon plus ou moins prégnante. Pour la démence à corps de Lewy, la paralysie supranucléaire progressive et la dégénérescence corticobasale, la chute peut être dans le cortège des premiers signes de la maladie(4). Des mécanismes multiples D’une façon générale, les mécanismes contribuant à la chute chez un patient dément sont multiples : troubles attentionnels (diminution de la vitesse de la marche, ce d’autant plus qu’une tache intercurrente est proposée), apraxie (apraxie de la marche dans l’hydrocéphalie), troubles extrapyramidaux, troubles visuospatiaux et de la perception visuelle, troubles du jugement (mauvaise évaluation des capacités et des risques) et troubles du comportement (déambulation notamment)(5). Dépression et chute : fréquemment associées Pourquoi la chute ? La dépression est fréquemment associée à la chute de la personne âgée. La dépression multiplie par 1,7 le risque de chute(7). Cet état psychoaffectif altère les capacités adaptatives à l’environnement et revêt souvent un aspect déficitaire, notamment dans les fonctions exécutives. L’attention est moins soutenue (instabilité plus nette aux épreuves de double tâche). La vigilance est amoindrie. La vitesse de traitement de l’information est ralentie(8). L’équilibre est précaire(9). Les handicaps physiques fragilisent le sujet âgé. L’isolement affectif et social, fréquemment retrouvé, est un facteur qui vient renforcer l’asthénie physique et le ralentissement psychomoteur. C’est dans ce contexte défavorable d’allure souvent abandonnique que le risque de chute est prévalent. Les états dépressifs s’accompagnent volontiers de conduites alimentaires perturbées qui favorisent les déséquilibres métaboliques et la malnutrition chez le sujet âgé (restriction alimentaire volontaire ou non, désintérêt, sélectivité des aliments). Les conduites addictives associées ou non à des prises de médicaments anarchiques, une mauvaise compliance aux médicaments, sont autant de facteurs de risque de vulnérabilité à la chute. Corrélation claire mais lien mal défini Si la corrélation entre chute et dépression est reconnue, le lien temporel n’est pas bien documenté. La dépression favorise les chutes, mais dans les études, les chutes n’apparaissent pas clairement comme prédictrices de dépression. Il semble plutôt exister des facteurs communs aux deux entités cliniques. Comme le montre Biderman(10), une mauvaise estime de son état de santé, des troubles cognitifs, une diminution des ADL, deux visites et plus chez le médecin lors du dernier mois et une diminution de la vitesse de marche (plus de 10 s pour 5 m) sont des facteurs de risque de chute et de dépression. La chute dans un contexte de régression Fréquence des structures hystériques Le grand âge et le vieillissement favorisent les conduites régressives, qu’elles soient d’origine affective ou révélatrices de pathologies préexistantes (démence, dépression). L’état régressif est un état psychopathologique spécial plus volontiers retrouvé sur les structures hystériques(11) en lien avec des troubles névrotiques préexistants où la régression psychomotrice peut être majeure avec astasie, abasie, rétropulsion hypertonique, perte d’automatisme à la marche, disparition des réactions d’équilibration associée à des signes psychologiques (puérilisme, désintérêt, mutisme, alexithymie). Ce sont souvent des événements extérieurs à caractères insupportables et traumatisants (deuil d’un proche, déménagement) qui déclenchent ces états régressifs. Une clinique évocatrice Il existe un tableau clinique avec refus et passivité devant la marche qui favorise l’inertie(12), l’inhibition anxieuse et la survenue de chute. La clinique est parfois caricaturale. La chute est le moyen par lequel le sujet entre en relation avec l’entourage en voulant se faire prendre en charge. La chute peut avoir un but utilitaire à l’adresse de l’entourage, mis en demeure de répondre. L’hypothèse de l’addiction L’alcoolisme Avec l’âge, la tolérance de l’organisme à l’alcool diminue. La prise de boissons alcoolisées, surtout répétée, s’accompagne d’effets délétères. Leur consommation, même modérée, peut entraîner une chute chez le patient âgé. Ce sont souvent des chutes à répétition qui sont observées et qui doivent orienter le diagnostic de conduites addictives. Ces chutes surviennent lors des désordres biologiques induits (hyponatrémie, hypoglycémie, mauvaise observance médicamenteuse) ou au décours d’épisodes confuso-oniriques. Les chutes peuvent aussi être le signe révélateur d’une pathologie psychiatrique masquée (dépression) ou démentielle débutante. Elles peuvent faciliter une approche thérapeutique ultérieure. Les médicaments L’âge et les associations médicamenteuses(13) peuvent entraîner des dysfonctionnements du tonus musculaire en particulier responsable de chutes. La culture du tranquillisant de ces dernières décennies a favorisé certainement l’automédication par le biais de l’accoutumance aux benzodiazépines et aux hypnotiques. Chute et peur de tomber : un cercle vicieux Chute : un véritable traumatisme psychique La chute semble constituer un événement traumatisant sévère indépendamment de l’importance des conséquences du traumatisme. On peut retrouver le même discours qu’après un accident de la voie publique et le développement d’un syndrome postsubjectif(14) avec la notion d’une rupture brutale, inattendue, que le sujet n’a eu aucun moyen de maîtriser, et le vécu d’impuissance face à un événement pour lequel il est à la fois victime et spectateur. Chez le sujet âgé, s’associe un repli sur soi avec une accentuation ou l’apparition du sentiment de dépendance. La restriction d’activité est le point de départ d’un appauvrissement de la vie sociale et de la dépendance pour les activités de la vie quotidienne. La peur de sortir, d’être confronté à des surfaces instables, peut engendrer des conduites d’évitement parfois au premier plan. Le sujet décide de ne plus faire certaines choses en raison d’un profond sentiment d’insécurité, mais rationalise son attitude qui est masquée à ses proches. La peur de tomber conduit à la chute Des études prospectives ont montré que la peur de tomber conduit à la chute. Par exemple, un travail réalisé chez des individus ambulatoires a montré que ceux qui exprimaient la peur de tomber faisaient dans les années suivantes 2 fois plus de chutes que les autres. Une explication possible donnée par les auteurs serait que la peur de tomber et la chute partagent les mêmes racines, c’est-à-dire en particulier troubles de l’équilibre, statut cognitif, problème de vision. Dans cette étude de 2 212 sujets âgés de 65 à 84 ans(15), la chute a été au départ un facteur prédictif indépendant de la peur de tomber, et la peur de tomber a été un facteur indépendant de la chute. Comme chacun de ces facteurs est prédictif de l’autre, un individu qui développe un des deux est à fort risque pour développer l’autre. Les sujets qui rapportaient une chute au départ sans peur de tomber sont plus à risque de développer ensuite une peur de tomber par rapport aux non-chuteurs. Dans cette population au départ, 27,8 % rapportent une chute dans l’année précédente. La prévalence de la peur de tomber était de 20,8 % (dans la plupart des études elle est autour de 29 à 43 %). Combattre la perte de confiance Le sentiment d’une atteinte à son intégrité avec l’apparition de sensations subjectives de déséquilibre est partagé avec les syndromes post-traumatiques(16). Dans ce cadre, les sujets décrivent une multiplicité de plaintes dominées par les pseudo-vertiges (instabilité sans rotation ni tangage), troubles de concentration, douleurs diffuses. La restriction d’activité est variable, le sentiment de ne plus être comme avant est assez constant. Chez le sujet âgé, la perte de confiance en soi prend une dimension motrice assez vite catastrophique. Pour certains, la chute est fortement associée à la notion de déchéance et surtout de mort. La peur de tomber modifie la relation entre le sujet âgé et l’aidant. La personne âgée peut la solliciter davantage, augmentant son sentiment de dépendance. L’aidant partage souvent la peur de voir tomber le patient et favorise la restriction de ses activités. Une prise en charge globale est intéressante avec au préalable une analyse de la chute, une correction des facteurs de risque et une remise en confiance progressive des deux personnes en se basant par exemple sur les activités de la vie quotidienne. La chute comme prétexte La chute en tant que signal d’alerte La chute alléguée comme une plainte a une valeur d’alerte pouvant traduire l’existence d’états divers sans préjuger de leur caractère pathologique ou de leur appartenance à telle ou telle étiologie. Elle renvoie à un vécu qui met en cause l’ensemble de la personnalité du patient. C’est un signe/interface entre un organisme et un environnement, entre le sujet et le monde extérieur. La chute survient quand le sujet ne sait plus où se situer, où se situe son propre désir, quand l’instinct de vie est menacé. La chute doit faire l’objet d’une interprétation. Elle doit être analysée comme un mode d’expression et de comportement. Elle est le reflet d’une souffrance psychologique (ou cognitive). Elle peut apparaître comme une demande de soins et d’aides, un besoin de présence, une hospitalisation comme une fin en soi. Le sujet communique par la chute. Il agit dans un but utilitaire pour se faire prendre en charge. Il ne maîtrise plus ses affects, il n’y a pas d’intentionnalité, il est en déficit de motivation, et le conflit intrapsychique sera neutralisé par la « maladie » qui suivra la chute ou l’hospitalisation qui en découlera. La chute aboutit à être pris en charge et devenir un objet d’attention(17). Un motif d’hospitalisation courant La chute est un motif d’hospitalisation fréquent(18). Quelquefois, c’est un prétexte pour consulter aux urgences, voire forcer le passage jusqu’aux services hospitaliers. Ces hospitalisations apparaissent comme l’ultime recours à un maintien à domicile devenu impossible. La chute concrétise l’échec de l’étayage du domicile. Certaines personnes âgées vulnérables ne sont pas institutionnalisées par crainte d’une réaction dépressive, voire régressive, en cas de changement de domicile et de repères. Pendant des mois, voire des années, les services sociaux et les différents professionnels libéraux, y compris les médecins, s’organisent pour soutenir le maintien à domicile. Jusqu’au jour où la chute alerte et fait prendre un nouveau risque, celui de laisser mourir la personne seule. La chute est alors la limite au-delà de laquelle le risque n’est plus acceptable. La dangerosité potentielle est telle qu’elle pousse l’entourage à utiliser un système de mise en sécurité immédiate et facilement accessible : le service d’accueil des urgences. Pour l’urgentiste, il est alors bien difficile de choisir parmi de multiples facteurs de risque et plusieurs étiologies intriquées et surtout, de miser sur l’absence de récidive de la chute au retour à domicile. Tisser du lien social Pourtant, l’hospitalisation n’apporte pas toujours la solution. De nombreux séjours hospitaliers de chuteurs se soldent par une absence de pathologie somatique significative (peu rentable en terme de PMSI) et surtout, l’environnement soignant n’évite jamais complètement le risque de chute(19). Il faut savoir en informer l’entourage. Dans la filière gériatrique actuelle, les chuteurs sont aussi de nombreux clients des hôpitaux de jour gériatriques. Des consultations et des unités de soins sont spécialisées dans ce domaine et proposent des programmes spécifiques pour diminuer le risque de récidive de chutes. Outre la rééducation et la réadaptation, la socialisation et la stimulation cognitive sont aussi des facteurs de succès. Pour certains, il est même difficile de rompre avec les structures de soins, tellement la solitude à domicile est pesante. En ville, en même temps que sécuriser les sols, désencombrer les passages, veiller au port de chaussures fermées, il faut retisser du lien social pour encore moins chuter. Pour cette population âgée à domicile, il manque des clubs de marche ou de randonnée. La chute : un accident de vie La chute est un « accident de vie ». Elle est d’autant plus impromptue que multifactorielle. Cet instantané, qui stigmatise l’incompétence fonctionnelle, est d’autant plus grave que l’insertion sociale de l’individu est mise en jeu. C’est une prise de conscience du temps qui passe, des pertes acquises et/ou à venir et des acquisitions devenues impossibles. Elle peut être rationalisée par rapport aux diverses contraintes, notamment externes, ou banalisée du fait de l’âge et des circonstances. Sinon, elle peut déstabiliser un équilibre psychique précaire, voire faire écho à d’autres traumatismes anciens et dévier le cours du vieillissement. Cet événement est à la fois la conséquence d’un environnement mal adapté, un symptôme carrefour de diverses pathologies et un signal d’alerte. La chute est un message adressé au clinicien dont la signification est importante à reconnaître et à décrypter. Elle doit être prise en compte dans une approche pluridisciplinaire afin d’en évaluer tout son sens (caché). Dépister les troubles psychiatriques sous-jacents, c’est réduire à terme les récidives en prévenant les situations susceptibles de favoriser les chutes de la personne âgée. C’est enfin agir sur les conséquences en termes de séquelles fonctionnelles (impotence) et psychologiques (phobie de la marche). Les chutes chez les personnes âgées génèrent en effet handicaps et incapacités. C’est la perte d’autonomie qui est en jeu, voire dans bien des cas, le maintien au domicile ou le degré de dépendance en institution.
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