Publié le 20 oct 2008Lecture 13 min
Le mode d’entrée psychiatrique dans les démences
M. VLAICU BUSTUCHINA, Service de Neurologie, Hôpital Saint-Joseph et Pitié-Salpétrière, Paris
Les symptômes psychiatriques des démences, longtemps éclipsés par les manifestations classiques de la maladie, tels la perte de mémoire et autres déficits cognitifs suscitent depuis quelques années un regain d'intérêt. La sémiologie psychiatrique n'avait pas spécifiquement décrit les manifestations comportementales rencontrées dans les démences qui sont aujourd’hui mieux caractérisées et regroupées par l’International Psychogeriatric Association sous le terme de « behavorial and psychological signs and symptoms of dementia » (BPSSD) ou signes et symptômes comportementaux et psychologiques de la démence (SSCPD). Elles peuvent constituer le mode d’entrée, souvent trompeur dans la démence, la part qui revient à la maladie neurologique ou à une pathologie psychiatrique étant souvent alors difficile à établir.
Les signes et symptômes comportementaux et psychologiques de la démence (SSCPD) comprennent les symptômes de distorsion de perception, de contenu de pensée, d'humeur ou de comportement. Ils sont très fréquemment observés chez les patients déments (Pasquer) et se distinguent des manifestations du syndrome confusionnel qui cependant peuvent être associées à une démence. Les symptômes comportementaux et affectifs sont très divers : délires et troubles de l'identification, hallucinations, agitation, compulsions, désinhibition, apathie, hyperémotivité et réactions « catastrophe ». Parfois, la démence se déclare tôt, quand le sujet est en pleine activité professionnelle. Des anomalies des conduites professionnelles (indifférence, colère, perturbation des relations hiérarchiques, changement de personnalité) passées longtemps « inaperçues », peuvent alors constituer l’entrée insidieuse sur un mode psychiatrique dans la démence. De même, les anomalies des conduites relationnelles avec les proches sont souvent attribuées à des conflits de la vie quotidienne et donc mettent longtemps à être reconnues. En face des symptômes comportementaux et psychologiques de la démence, il faut se poser chaque fois la question des possibles diagnostics différentiels : un syndrome confusionnel, des effets indésirables des thérapeutiques, une dépression, une manie, des déficits perceptifs (syndrome de Charles Bonnet) et une autre « vraie » pathologie psychiatrique. La dépression est un symptôme fréquent dans la démence. Mais quand le profil neuropsychologique du patient n’est pas connu, il est difficile de distinguer une dépression (en termes de diagnostic psychiatrique pur) d’un possible mode d’entrée dans une démence. De telles manifestations peuvent s'observer à différents stades de la maladie. La dépression est liée au déclin cognitif et peut même représenter les premiers signes = d'un processus neurodégénératif. Au début, elle est plutôt réactionnelle à la conscience de la perte cognitive. Contrairement à ce qui est observé dans la dépression, la tristesse est de courte durée dans une journée, survenant de manière épisodique. Les idées suicidaires ne sont pas habituelles. La relation entre la dépression et la démence est étudiée depuis longtemps, mais laisse toujours place au même débat : la dépression constitue-t-elle un prodrome et/ou un facteur de risque de démence ? On peut parler d’une vraie complexité de l'association entre la dépression et la démence (1). Quant à l’anxiété chez le patient dément, elle n'est pas liée à l'état cognitif. On peut distinguer l'anxiété liée à la dépression, à des manifestations psychotiques et à des situations interpersonnelles. Parfois, il est difficile de trancher entre psychose tardive et manifestation psychotique qui accompagne ou qui s’associe à une démence… L’examen objectif neurologique peut apporter des éléments qui aident à la démarche diagnostique. Les principaux SSCPD inauguraux des démences Maladie d’Alzheimer : des liens complexes avec la dépression Les motifs de consultations « psychiatriques » dans la maladie d’Alzheimer sont variés et dépendent du type de spécialistes auxquels les patients ou les familles s'adressent. En début de maladie, les psychiatres sont consultés pour une dépression atypique ou des manifestations anxieuses. Les gériatres exerçant presque exclusivement en milieu hospitalier voient plus souvent les patients au moment d'un syndrome confusionnel favorisé par la survenue d'une pathologie surajoutée ou celle, fréquente dès le début de la démence Alzheimer (DA), d'une perte de poids. Les données de la littérature consacrée à la relation entre la démence et la dépression sont contradictoires en raison des nombreux biais méthodologiques et de la variabilité dimensionnelle des outils d'évaluation pour la dépression. La difficulté à distinguer une vraie dépression dans la DA est accrue du fait de la confusion entre la dépression, l'apathie et la symptomatologie dépressive. Par ailleurs, de nombreux travaux montrent que la dépression peut être un facteur de risque d'Alzheimer dans les années qui précèdent la maladie. Certaines études ont même trouvé une relation entre maladie d'Alzheimer et dépression survenue plus de 10 ans avant l'apparition des symptômes de DA, suggérant certains facteurs de risque communs. Les soi-disant symptômes de la dépression dans la maladie d'Alzheimer sont plus liés à l'apathie et aux troubles affectifs qu’à la dysphorie. La fréquence des épisodes dépressifs majeurs (MDE) est très variable selon les études, mais la fréquence des suicides est faible. La forte comorbidité existant entre la dépression et la démence de type Alzheimer soulève la question des liens associant ces deux pathologies. Une hypothèse suppose que la forte prévalence de la dépression dans la démence de type Alzheimer débutante serait due à la prise de conscience par le patient de son déclin cognitif, en particulier dans le domaine mnésique. La dépression après un certain âge (environ 60 ans) chez un sujet sans antécédents psychiatriques représente un facteur de risque d’évolution vers la démence (2). D’autres tableaux psychiatriques (symptômes d’hypomanie, confusion, idées délirantes, hallucinations) peuvent aussi être observés en début de DA. La dépression après un certain âge chez un sujet sans antécédents psychiatriques représente un facteur de risque d’évolution vers la démence. Des symptômes psychiatriques précoces dans la démence frontotemporale (DFT) La démence frontotemporale (DFT) est la seconde forme de démence dégénérative après la DA. Bien définie par les critères de Lund et Manchester, elle correspond à plusieurs entités histologiques ayant en commun une dégénérescence lobaire frontale et temporale antérieure. Ces démences du lobe frontal sont caractérisées par des symptômes psychiatriques précoces suivis plus tard des troubles cognitifs. Les SSCPD peuvent même apparaître plusieurs années avant les symptômes cognitifs. Le syndrome du lobe frontal est donc souvent inaugural regroupant apathie, désinhibition, jugement social pauvre et comportement bizarre. Ces symptômes comportementaux font partie des critères du diagnostic pouvant aider à reconnaître la démence frontotemporale. Mais beaucoup de troubles psychiatriques peuvent être évoqués : dépression, manie, trouble obsessionnel compulsif, psychopathie, dépendance alcoolique, boulimie, schizophrénie ou syndrome de Diogène. Le diagnostic précoce et différentiel des phénotypes cliniques de la dégénérescence lobaire frontale (FTLD), y compris la démence frontotemporale (DFT), démence sémantique (SD) et de l’aphasie non fluente progressive (NFPA), peut être difficile. Le syndrome du lobe frontal est souvent inaugural regroupant apathie, désinhibition, jugement social pauvre et comportement bizarre. Pendant longtemps, les patients, lorsqu'ils ne sont pas trop apathiques, obtiennent de bonnes performances aux épreuves psychométriques réalisées en consultation. Les tests évaluant les fonctions frontales sont souvent perturbés, mais parfois ces derniers ne sont pas très sensibles en début de maladie. Le test des fluences verbales est plus sensible mais pas spécifique. L'évaluation comportementale est l'examen le plus sensible dans cette pathologie. Des patients atteints par une DFT peuvent avoir une symptomatologie opposée (mutisme versus désinhibition orale ou apathie versus instabilité psychomotrice). La forme est en rapport avec la localisation prioritaire des lésions, s'il s'agit d'une atteinte orbitofrontale avec tendance à la désinhibition ou d'une atteinte dorsolatérale avec prédominance de l'apathie. L'importance des signes affectifs et comportementaux et la très lente progression des troubles expliquent la fréquence des consultations psychiatriques de première intention, d’autant plus qu’il n’y a pas encore de détérioration cognitive et que le patient est anosognosique (3). Chez les patients atteints de DFT, le plus souvent, les premiers symptômes de la maladie neurodégénérative sont des altérations de la personnalité et les changements dans le comportement social (4). En ce qui concerne les symptômes psychotiques, les résultats d’une étude et une revue de la littérature indiquent qu’ils sont plutôt rares dans la DFT (5), mais le diagnostic différentiel entre la schizophrénie et FTLD, par exemple, est difficile à établir (6). La méconnaissance des symptômes dans les premiers stades de la démence frontotemporale (DFT) contribue souvent au retard du diagnostic (7). Trois cadres ont été proposés pour l'identification des signes prodromiques de FTD : - altérations du profil cognitif ; - présence de comportements ou symptômes psychiatriques, en l'absence de plaintes de mémoire ; - et approche combinée des anomalies cognitives et comportementales, et en neuro-imagerie. Le stade prodromique de la DFT est défini par deux caractéristiques cognitives et comportementales. La précision du diagnostic sera probablement améliorée par l'examen d'une combinaison de caractéristiques cognitives et comportementales, parce que certains éléments se chevauchent avec les prodromes de la démence d'Alzheimer. Démence à corps de Lewy : des hallucinations évocatrices La démence à corps de Lewy est souvent précédée de manifestations psychiatriques (humeur dépressive, anxiété, troubles du sommeil, idées délirantes de type paranoïde, hallucinations auditives et visuelles, possible comportement violent...) qui persistent au cours de l’évolution de la maladie. De grandes fluctuations dans l’expression de ces manifestations sont très souvent retrouvées. Les patients atteints de démence à corps de Lewy sont également sujets à des chutes fréquentes et à des pertes de connaissance. Si les hallucinations ne sont pas spécifiques à un type de démences, leur survenue en début de déclin cognitif, leur caractère visuel, avec une critique partielle, doivent faire évoquer une DCL. Ces hallucinations concernent souvent des animaux ou des personnes le plus souvent inconnus. Elles sont très précises, pouvant être décrites avec des détails. Elles s'accompagnent plus souvent d'hallucinations auditives (les personnages s'adressant aux patients) en cas de DCL que lors de DA ou de démences vasculaires. Elles sont persistantes audelà de quelques jours au contraire de ce qui se passe dans les syndromes confusionnels. Les hallucinations auditives isolées sont beaucoup plus rares. En dehors des symptômes psychotiques, les manifestations anxieuses et dépressives peuvent être également inaugurales. Les patients peuvent aussi être adressés en première intention à un psychiatre pour la survenue d'un délire tardif. Cependant, les études qui comparent la fréquence du délire ou de la dépression dans la DLB et dans la maladie d'Alzheimer aboutissent à des résultats contradictoires (8). En revanche, dans une autre étude, la fréquence des hallucinations visuelles apparaît significativement plus importante dans le groupe des DLB que dans le groupe des DA, alors qu’il n’y a pas de différence significative pour la fréquence des hallucinations auditives. Fréquence des hallucinations visuelles et erreurs d'identification des délires constituent des éléments utiles au diagnostic différentiel entre la DLB et la DA (9). Les patients avec DLB ont également des symptômes psychiatriques et neurologiques plus graves que ceux atteints de DA. Cependant, symptômes comportementaux et hallucinations visuelles sont relativement stables dans la DLB, alors qu’ils s’aggravent avec le temps dans la DA. La fréquence des hallucinations visuelles apparaît significativement plus importante dans le groupe des DLB que dans le groupe des DA. Peu de SSCPD dans les démences vasculaires Dans les démences vasculaires (DV), l'apathie est souvent présente et d'autres symptômes peuvent s'observer comme un trouble du contrôle émotionnel, une désinhibition, des hallucinations visuelles ou auditives, une irritabilité (10). Les outils d’évaluation Pour évaluer les troubles de l’humeur dans les démences, deux échelles ont été développées : l’échelle de Cornell et l’échelle d’évaluation de l’humeur au cours de la démence (Dementia Mood Assessment Scale ou DMAS). La plupart des patients se présentent en effet avec des signes regroupés sous le terme de « Depressive Pseudodementia» (DPD) où la dépression est induite par des symptômes cognitifs. Ils se plaignent de troubles de la mémoire et d'une incapacité à penser ou à se concentrer. Tout cela attire l’attention sur la complexité du diagnostic des troubles psychiatriques chez les personnes âgées : celles qui souffrent de dépression authentique sont particulièrement exposées au risque d'être considérées comme démentes, d’autant plus que ces troubles dépressifs conduisent à des déficits cognitifs légers (11). La plupart de ces patients dépressifs étiquetés « DPD » ont des dysfonctionnements cognitifs en dehors de toute démence. L'interface clinique entre la dépression et la démence est donc, comme on l’a vu plus haut, très complexe. Pour évaluer des SSCPD de la maladie d’Alzheimer, on utilise l’inventaire neuropsychiatrique (INP) et le questionnaire de dyscontrôle comportemental (QDC) qui est rempli par l’accompagnant. Pour faciliter le diagnostic précoce d’une DFT, c’est l’échelle de dyscomportement frontal (EDF) qui est considérée comme la plus sensible et spécifique. Étant donné le peu de connaissances sur les profils des symptômes neuropsychiatriques, on a aussi recours à différentes batteries d'échelles : Middelheim Frontality Score (MFS), Behave-AD, Cohen- Mansfield Agitation Inventory (CMAI)… L’évaluation comportementale peut aider à distinguer les différentes formes de démence, mais il est nécessaire de développer de nouveaux tests comportementaux et échelles d’évaluation plus sensibles. Ainsi, par le biais du calcul du MFS, la participation du lobe frontal a-t-elle été fréquemment observée dans la DLB. De même, l’apathie, présente chez 70 % des patients souffrant de DFT, est fréquente dans toutes les démences, quelle que soit l’étiologie. Les instruments de mesure qui apparaissent utiles au diagnostic de DFT sont le Manchester comportemental questionnaire, l’inventaire du comportement frontal et la batterie frontale (12,13,14). Mais le terme de démence frontotemporale (DFT) recouvre, comme on l’a dit, des atteintes à la fois frontales et temporales, dont les traductions cliniques diffèrent. Dans la variante frontale par exemple, les changements de personnalité et du comportement semblent initialement insidieux, alors que la dysfonction frontale au plan neuropsychiatrique apparaît disproportionnée. Il peut être difficile de distinguer chez des patients déprimés ceux manifestant des premiers signes de démence et ceux dont la cognition devrait s'améliorer avec le traitement (15). Neurobiologie des SSCPD Des anomalies de certains neuromédiateurs ont été décrites depuis plus de dix ans au cours des symptômes comportementaux et psychologiques des démences : hyperactivité noradrénergique sous-corticale, déficit cholinergique, augmentation relative dopaminergique et sérotoninergique pour expliquer les hallucinations, déficit cortical en noradrénaline dans le cadre de la dépression, déficit dopaminergique pour expliquer l’apathie, déficit sérotoninergique à l’origine de l’hyperémotivité, dysrégularisation sérotoninergique quand il existe des troubles des conduites alimentaires. Conclusion Comment faire la part de ce qui revient à la psychiatrie ou à une pathologie neurologique ? Une analyse fine de la symptomatologie du patient relayée par différents tests peut y aider dans une certaine mesure. Mais c’est certainement à la collaboration étroite entre psychiatres et neurologues que revient la possibilité de parvenir au diagnostic, en se souvenant qu’un tableau « psychiatrique » peut être le point de départ d’une démence.
Attention, pour des raisons réglementaires ce site est réservé aux professionnels de santé.
pour voir la suite, inscrivez-vous gratuitement.
Si vous êtes déjà inscrit,
connectez vous :
Si vous n'êtes pas encore inscrit au site,
inscrivez-vous gratuitement :